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mercredi 30 avril 2025
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Tendances typographiques 2025 : entretien avec Damien Collot (Monotype)

Tendance, mémoire, expérimentation : ce que la typographie nous dit de l’époque – Entretien avec Damien Collot, Directeur de la création typographique chez Monotype France


À l’occasion de la publication du rapport Monotype Trends 2025, étapes. s’est entretenu avec Damien Collot, Directeur de la création typographique pour Monotype France. L’occasion d’explorer comment la lettre évolue face à l’IA, à la saturation visuelle et à la redéfinition des marques. Un échange précis et ouvert sur ce que la typographie traduit de notre époque.

é : Le rapport Re:Vision 2025 semble marquer un tournant par rapport aux éditions précédentes en s’intéressant moins aux tendances visuelles et plus aux influences culturelles, sociales et technologiques. Pourquoi ce changement de direction, et comment cela reflète-t-il l’évolution de la typographie dans le contexte actuel ?

D.C. : Qu’on les aime ou qu’on les déteste, les rapports de tendances qui abondent en fin et début d’année sont une sorte de capsule temporelle de la culture populaire, une occasion de revisiter les moments de l’histoire récente qui ont captivé notre attention collective, tout en célébrant ceux que nous avons peut-être manqués. Ils récompensent l’excellence du travail et permettent d’appréhender le vaste univers du design.

Célébrer le travail de talentueux designers est depuis le début l’une des forces motrices de nos propres rapports sur les tendances typographiques. Nous les avons toujours envisagés comme une scène où l’on présente, tout à tour, des projets d’exception et les agences et designers qui en sont à l’origine. Chercher de l’inspiration à travers les travaux d’autres designers comporte des risques. Un risque évident est de prendre exemple, volontairement ou non, sur le style de quelqu’un d’autre. Mais pire encore est le risque de mal comprendre ou de ne pas faire le lien entre le contenu et la forme, entre le brief d’origine et le résultat final.

Les oracles d’antan jetaient un regard sur l’avenir et prédisaient ce qui pourrait advenir. C’est ce que nous voulons proposer avec ce rapport : un oracle typographique. Nous voulons marquer ce moment dans le temps, célébrer les progrès du design et de la typographie, et nous mettre au défi d’envisager ce qui nous attend en examinant les mouvances culturelles plus larges qui façonnent notre époque et notre travail. Pour paraphraser Ladislas Mandel, la typographie est le miroir des hommes et des sociétés, c’est un miroir de la culture. Une typographie efficace pousse le langage à se distinguer. Elle le fait ressortir, lui appose une tonalité et raconte une histoire. Les problématiques actuelles façonnent les cultures visuelles de demain. Nous avons collaboré avec des esprits novateurs du monde entier, créateurs et utilisateurs de typographies, pour concevoir la forme que pourrait prendre Re:Vision, notre objectif étant de créer de l’inédit. Nous espérons que ces projets seront une source d’inspiration typographique et un tremplin pour la culture typographique de demain.

é : La typographie semble de plus en plus intégrée dans des contextes multimédia, comme les vidéos courtes. Comment Monotype imagine-t-il l’avenir des polices dans ces formats de plus en plus dynamiques et interactifs ?

D.C. : Le cinéma et la télévision nous ont conditionnés à consommer et appréhender un régime multimédia régulier. Au cours des deux dernières décennies, les réseaux sociaux et les contenus vidéo de courte durée ont concentré ce conditionnement en un torrent, un vaste ensemble dans lequel chaque pixel réclame notre attention. Presque toutes les courtes vidéos YouTube, les vidéos sur TikTok et les réels d’Instagram contiennent un élément typographique, qu’il s’agisse d’une typographie rudimentaire ou de graphiques animés à base de caractères typographiques. Le paysage médiatique actuel est dominé par des plateformes de communication qui ont moins de 25 ans. Les canaux traditionnels tels que la presse écrite, l’audiovisuel et la radio persistent, mais les médias contemporains comprennent un éventail vertigineux de médias numériques interactifs et de diffusion en direct. Même les jeux vidéo sont désormais des canaux de diffusion et de communication.
Nous nous attendons à une concentration accrue de la typographie dans ces espaces. Les plateformes elles-mêmes commencent à offrir une plus grande variété de choix de caractères à leurs utilisateurs, bien que la qualité de ce qui est proposé reste, pour le dire poliment, très inégale. La typographie est un facteur de différenciation. À mesure que les utilisateurs (particuliers et marques) deviennent plus avertis et plus exigeants en matière de typographie, il faut s’attendre à ce que le choix « par défaut » des polices de caractères dans les contenus vidéo de courte durée évolue, passant d’une esthétique quelconque à une esthétique qui exploite pleinement la typographie. Et à mesure que les producteurs de vidéos courtes deviendront plus habiles dans leur art, l’association et le contraste de la typographie, du son et des images dans leur travail les distingueront les uns des autres.

é : L’IA semble avoir un rôle central dans la personnalisation et l’automatisation de la création typographique. Quelles sont les opportunités et les défis que l’IA pose pour les créateurs de caractères, notamment en termes de responsabilité et de créativité ?

D.C. : L’IA a suscité une introspection sur les méthodologies créatives et une réévaluation de notre relation à la technologie. Des questions se posent : qu’est-ce que nous pouvons faire qu’une machine ne pourra jamais accomplir ? Qu’est-ce qu’une expérience de création entièrement « humaine » ? Pouvons-nous diriger et interroger l’IA, ou bien va-t-elle aseptiser nos productions ? Et il est clair que l’intelligence artificielle transformera aussi tout ce qui a trait aux caractères typographiques, tant la création, que la distribution et l’utilisation.

La prochaine vague d’IA typographique adaptera les expériences typographiques à chaque lecteur, en tenant compte de facteurs tels que l’âge, l’humeur et l’environnement. L’IA permettra de naviguer dans l’abondance écrasante des polices de caractères, de supprimer la nomenclature traditionnelle des manuels de typographie et d’améliorer, de faciliter et d’accessibiliser la découverte et la recherche de polices. L’IA contribuera à la généralisation de la typographie. Elle exploitera les données émotionnelles et psychologiques pour vérifier et améliorer l’impact de la typographie sur le public. L’IA préservera et développera nos connaissances collectives d’experts en typographie et les rendra sans doute accessibles au plus grand nombre.
Pour ce qui est de la création de caractères, l’IA en révolutionnera complètement le processus. Elle automatisera les tâches que de nombreux créateurs de caractères trouvent fastidieuses.

Finalement, l’IA permettra de mettre davantage l’accent sur la créativité et l’innovation, et peut-être, juste peut-être, que demain nous pourrons tous concevoir des caractères avec plus ou moins de succès, quel que soit notre niveau d’expertise. Et nous n’en sommes pas loin. Lors d’Adobe MAX 2023, nous avons eu un aperçu de ce qui pourrait nous attendre avec l’introduction du projet « Glyph Ease ». Celui-ci interprète les vecteurs de vos fichiers Illustrator pour générer des alphabets typographiques complets. Ces alphabets ne sont pas des fichiers de polices générés mais des systèmes de glyphes propriétaires, c’est-à-dire intégrés au plus près du fichier Adobe. Cela soulève des questions essentielles : l’IA appliquée à la typographie sera-t-elle dissociable des outils de création graphiques ? Restera-t-elle spécifique à une application ou un service créatif ? Les polices créées seront-elles distinctes, quand bien même les données fournies sont similaires ?
Chez Monotype, nous nous engageons à protéger la créativité humaine dans la production de caractères typographiques. Que le travail soit effectué par notre équipe ou par une équipe externe, les êtres humains resteront au cœur de la création. Et soyons clairs : nous n’utiliserons pas les polices de nos partenaires pour former l’IA à la conception de nouvelles polices.


é : La typographie est un outil puissant dans les mouvements militants et politiques. Comment Monotype perçoit-il le rôle des designers de caractères face aux enjeux de censure, de désinformation et de défense des libertés individuelles à travers les choix typographiques ?

D.C. : Ce qui n’est pas abstrait dans le contrat social, c’est le rôle que joue la typographie. C’est elle qui codifie les articles juridiques et les lois. De même, le processus électoral est truffé de voix typographiques qui s’élèvent les unes plus hautes que les autres. Dans chaque pancarte de manifestation, chaque éditorial de journal, chaque vidéo virale, chaque mesure anti contestataire, chaque poème et chaque chanson de révolte, la typographie est le biais par lequel la liberté est exprimée, négociée et revendiquée.

À une époque où la communication est omniprésente et instantanée, l’équilibre entre la liberté et l’ordre public est constamment mis à l’épreuve. Les normes sont ébranlées quotidiennement dans les images, les textes, les paroles, la musique ; dans le discours politique ; dans le traitement et la gestion des conflits. La typographie joue un rôle crucial, des cris de caractères d’affichage aux chuchotements des annotations juridiques.
Les créateurs de caractères jouent un rôle crucial dans la lutte contre la censure et la désinformation en choisissant des typographies qui favorisent la lisibilité, l’accessibilité et la transmission claire des messages. En créant des polices qui se démarquent par leur originalité et leur identité visuelle, ils peuvent également servir de vecteurs pour exprimer des idées de liberté et de résistance. Un choix typographique juste peut renforcer des discours engagés et inclusifs, tout en rendant les informations plus universelles en inspirant la confiance, contribuant ainsi à la protection des libertés individuelles dans un contexte où la communication visuelle est de plus en plus influente.

é : Avec l’augmentation de la population vieillissante, l’accessibilité typographique devient primordiale. Comment Monotype s’engage-t-il dans le développement de typographies adaptées aux besoins de différentes générations et de personnes avec des troubles visuels ?

D.C. : La détérioration visuelle liée au vieillissement est un phénomène courant et la probabilité d’en être atteint augmente avec les années. Des affections telles que la cataracte, la dégénérescence maculaire, le glaucome, la rétinopathie diabétique, la presbytie, le décollement de la rétine et la sécheresse oculaire contribuent à rendre la lecture difficile, voire impossible. À cela s’ajoute l’alphabétisation qui a évolué avec la technologie. Une grande partie de ce que nous lisons aujourd’hui se fait sur écran et sur les médias numériques, et donc chaque génération a des habitudes de lecture différentes qui redéfinissent ce qu’est une typographie accessible.

Monotype a rejoint le Readability Consortium (consortium pour la lisibilité), un groupe de chercheurs en ingénierie, en psychophysique et en design qui vise à relever les principaux défis en matière de typographie et de lisibilité pour les générations actuelles et futures. Grâce à cette collaboration, Monotype contribuera à amplifier les efforts déployés pour améliorer la lisibilité et étudier l’impact des polices sur la lisibilité en augmentant l’engagement et en réduisant la fatigue du lecteur tout en préservant la compréhension.
Parmi les partenaires actuels du consortium pour la lisibilité figurent Adobe, Google et l’association à but non lucratif Readability Matters. Le consortium pour la lisibilité collabore également avec plus de 200 acteurs de la recherche sur la lisibilité : des enseignants, des chercheurs, des designers et des technologues.

L’un des axes de recherche est de créer des expériences de lecture accessibles aux personnes du monde entier, en particulier dans les systèmes d’écriture qui ont tendance à être négligés dans la recherche typographique malgré une utilisation généralisée, comme l’arabe et le chinois mandarin.

é : La typographie a souvent joué un rôle clé dans la contestation sociale et politique. Quel rôle Monotype voit-il pour la typographie dans la création d’espaces de dialogue et de médiation, notamment dans les contextes sociaux et géopolitiques actuels ?

D.C. : Historiquement, les designers ont su répondre à la condition culturelle imposée par la guerre. Le conflit est entrelacé à la nature persuasive de la communication. L’affiche « Your country needs you» (Votre pays a besoin de vous) d’Alfred Leete datant de 1914, emblématique de la guerre outre-manche, est synonyme d’un appel à l’action direct et percutant. À l’inverse, en 1916, Otto Linnemann galvanisait le soutien des Allemands avec une affiche d’une extrême austérité. En 1928, l’artiste John Heartfield, de son vrai nom Helmut Herzfeld, s’est moqué de la politique du parti national-socialiste et a survécu à une tentative d’assassinat avant de fuir pour l’Angleterre. Telle est l’influence et la menace que le design exerce sur la culture qui l’entoure.

Au cours des années de conflit qui suivirent, le design s’est orienté vers des messages patriotiques et motivants (le fameux « Keep calm and carry on » a consolidé la police Egyptian de Caslon comme une police véritablement britannique) et des illustrations satyriques et/ou propagandistes. Les émotions sont universelles et nous lient. Mais elles peuvent être manipulées par le design, la typographie jouant un rôle de premier plan dans la transmission de la voix émotive. Les designers ont le pouvoir de recadrer l’avenir avec optimisme ; nous avons la responsabilité de réfléchir à notre rôle dans la prévention des conflits.

é : Le rapport met en lumière l’importance de l’éco-responsabilité dans le design typographique, notamment face aux enjeux climatiques. Comment Monotype intègre-t-il cette dimension écologique dans ses projets et dans le développement de ses polices de caractères ?

D.C. : La typographie est-elle consciente des changements météorologiques ? Une police de caractères peut-elle être écologique ? Comment les polices de caractères et l’art typographique peuvent-ils contribuer à un branding éco-responsable ? Sans prétendre que le design peut sauver le monde, il est important de souligner qu’il a sa carte à jouer. Il contribue à façonner les perspectives environnementales et à atteindre des objectifs globaux plus rapidement. Une communication bien cernée peut pousser à l’action.
Selon Mike Berners-Lee, expert en développement durable, un livre de poche classique représente environ 1 kg de dioxyde de carbone. Les constats comme celui-ci sont moteurs de changement. À titre d’exemple, la maison d’édition HarperCollins a testé différentes polices de caractères plus compactes et qui nécessitent ainsi moins d’encre et de papier. L’expérience a permis une économie considérable de ressources.

Nombre de nos clients nous consultent pour la recherche d’une police éco-responsable appliqué au digital. Mais cette démarche doit être plus globale en optant pour la sobriété, en limitant le nombre de requêtes, en optimisant les images et vidéos du site internet, en réduisant les envois d’e-mails, ou encore en choisissant un hébergeur éco-responsable. La gestion typographique contribue à cette démarche globale à travers une meilleur utilisation des formats et une gestion plus contrôler des fichiers. Nous constatons très souvent des formats EOT, TTF, WOFF et WOFF2 embarqué sur les applications de nos clients alors que seul le TTF est nécessaire. Beaucoup applications embarquent aussi la totalité des fichiers qu’une famille de polices contient, alors que seul 3 à 4 sont en fait utilisées. Cela peut paraître anecdotique, mais à l’échelle de toutes les apps que nous utilisons, une meilleure gestion typographique participe à une meilleure hygiène numérique.

Même chose sur le web ou le WOFF et WOFF2 uniquement sont optimiser pour cet usage. Pourquoi utiliser d’autres fichiers TTF ou EOT ? Le format EOT est quasiment obsolète, car il ne fonctionne que sur les anciennes versions d’Internet Explorer. Et aujourd’hui, il devrait être utilisé seulement dans des projets ciblant spécifiquement ces systèmes obsolètes, et pourtant nous le retrouvons installer sur nombre des sites et applications de nos clients, qui ne fonctionnent même pas sur ces systèmes obsolètes.
Ces pratiques montrent un manque de connaissance de la technologie des polices. Nous agissons face à ces problèmes en communiquant et en éduquant nos clients sur les bonnes pratiques à adopter.

é : À mesure que la typographie évolue avec les technologies, l’IA et les préoccupations sociales et écologiques, comment Monotype imagine-t-il l’avenir de la typographie dans les prochaines années ? Quelles seront selon vous les principales forces de transformation dans ce domaine ?

D.C. : L’un des rôles du design chez Monotype est de soutenir l’inspiration et de provoquer de nouvelles voies d’exploration visuelle. Et en examinant la typographie dans le cadre de tendances culturelles plus larges, nous allons au-delà de l’aspect superficiel de la valeur sous-jacente de la typographie. Elle est à la fois une force culturelle et une culture en soi. C’est un prisme à travers lequel les idées sont projetées, un moyen d’amplifier le sens des mots. Monotype s’est donné pour mission de faire dialoguer la typographie avec tous les aspects de la culture. Ce rapport n’est qu’un début. Tout au long de l’année, les thèmes que nous avons abordés évolueront entre les mains du Monotype Studio, de nos partenaires et de talentueux designers avec lesquels nous allons collaborer.

Monotype envisage un avenir de la typographie où l’IA permettra une personnalisation et une accessibilité accrues, facilitant la recherche et la découverte typographiques, et aussi la création de polices qui s’adaptent aux besoins spécifiques des utilisateurs.

Avec l’augmentation de l’utilisation des écrans, l’esthétique numérique devient essentiel pour assurer une communication efficace et engageante, avec la nécessité d’attirer et de retenir l’attention dans un paysage visuel saturé. Une esthétique soignée améliore l’expérience utilisateur, crée de l’émotion et fidélise. Mais l’esthétique numérique n’est pas seulement une question de beauté, il s’agit aussi de fonctionnalité et d’impact sur la perception et l’interaction dans laquelle la typographie joue un rôle crucial, sachant qu’environ 80% du contenu visible sur le web est du texte.

é : Le mot de la fin : votre top 3 des typographiques à utiliser en 2025 ?

D.C. : S’agit-il de mon top trois personnel, ou d’une recommandation à destination des utilisateurs ? Au risque de décevoir, mon top trois reste classique et constant dans le temps : Baskerville qui me fascine autant par son dessin que par son histoire, Helvetica qui ne vieillit et ne fatigue jamais, et Mystral bien sûr, une prouesse technique de l’époque du plomb qui reste l’exemple parfait de ce qu’est l’esprit du geste.

En ce qui concerne des recommandations à destination des créatifs pour cette année 2025, je ne peux répondre qu’en ayant d’abord une réponse ma question préféré : une typographie pour qui, pour quoi et pour quel usage ?


Nous remercions chaleureusement Damien Collot pour la richesse de cet échange, ainsi que Karine Rameau de l’Agence KRP pour sa collaboration et sa disponibilité.

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