En 2018, Alice Savoie, dessinatrice de caractères française, ainsi que Fiona Ross, typographe britannique, entament à l’Université de Reading une recherche autour du travail des femmes dans l’industrie typographique au XXe. À présent achevée, “Women In Type” vise à déconstruire une histoire du design peuplée uniquement d’hommes et donnant crédit au seul designer pour la création d’une typographie. À l’inverse, Alice Savoie et Fiona Ross, par l’étude de l’histoire des fonderies Monotype et Linotype, démontrent non seulement la nature collective du travail de création d’une police de caractères, mais aussi la participation invisibilisée des femmes à cette industrie en tant qu’assistantes et dessinatrices techniques. Dans l’objectif de rendre plus accessibles ces recherches, un site internet a été créé, women-in-type.com, donnant à voir et à lire l’histoire de ces femmes.

L’invisibilisation des femmes dans l’histoire du design
Financée sur trois ans par le Leverhulme Trust et hébergé par l’Université de Reading située au Royaume-Uni, la recherche d’Alice Savoie et de Fiona Ross, “Women in Type”, éclaire la place des femmes dans l’industrie typographique au XXe siècle. Les deux chercheuses se sont penchées sur l’histoire des branches britanniques des deux fonderies, Monotype et Linotype, créées en 1887 et 1886. Si ces bureaux de dessin font appel à des hommes designers, qui réalisent les premiers croquis d’une typographie, ce sont dès le XXe siècle des femmes qui assurent le travail de finalisation des caractères et de dessins techniques. Celles-ci sont encadrées par des hommes superviseurs. “Il y avait bien des femmes dans l’histoire de la typographie, c’est simplement qu’elles n’étaient pas à la place qu’on aime bien de regarder [ndlr : celle de designer] et il faut donc regarder ailleurs. […] Elles ne sont pas à la place qui a été toujours été valorisée dans la manière dont on raconte l’Histoire” précise Alice Savoie. À travers un angle social, Alice Savoie et Fiona Ross montrent ainsi que les femmes ne sont pas absentes de l’histoire de la typographie. En revanche, leur contribution a été invisibilisée, du fait de leur place subalterne dans la division du travail présente dans l’industrie graphique. Le prestige et la paternité associés à la création d’une police de caractères reviennent toujours au designer, à l’époque toujours masculin, alors même que le travail en fonderie est collectif.

Qui sont les femmes de l’industrie typographique au XXe ?
Assistantes ou encore dessinatrices techniques, ces femmes au début du XXe siècle étaient ainsi embauchées par Monotype à la sortie de leur formation en “grammar school”, établissements secondaires publics en Angleterre enseignant notamment l’arithmétique ou encore le dessin. Formées par la pratique à Monotype, elles ne font néanmoins pas carrière, quittant l’entreprise dès le mariage pour se consacrer à leurs rôles d’épouse et de mère de famille. Après la deuxième guerre mondiale, la dynamique évolue, et la possibilité d’une carrière s’ouvre. C’est le cas par exemple pour Patricia Saunders, dont le parcours a été retracé par Alice Savoie et Fiona Ross. Dessinatrice technique dans les années cinquante pour Monotype, elle quitte l’entreprise pour se consacrer à sa famille, puis est ré-embauchée à la fin des années soixante-dix. Elle devient alors créatrice de caractères.
Dynamiques sociales et dynamiques techniques au cœur de l’évolution du travail des femmes
Les évolutions techniques dans l’industrie typographique, comme le passage de la typographie plomb, à la photocomposition, puis au numérique, n’est pas sans conséquence sur l’organisation sociale du travail. Les étapes de création d’une police de caractères deviennent plus flexibles et l’équipe de production, en interne, plus autonome. Comme le soulignent Alice Savoie et Fiona Ross, ce changement facilite ainsi la montée en compétences des femmes qui peuvent gravir les échelons de la hiérarchie. Les femmes qui font alors carrière, notamment dans les années quatre-vingt, ont par ailleurs reçu une éducation en communication, design graphique ou typographie en école.

Archives et entretiens pour une fabrique d’une socio-histoire : le cas des fonderies Monotype et Linotype
Afin de mener cette recherche, Alice Savoie et Fiona Ross s’appuient sur les archives de Monotype et de Linotype. Alice Savoie a travaillé en tant que dessinatrice de caractères pour Monotype et Fiona Ross, de son côté, pour Linotype, ce qui a facilité l’accès aux documents. Les deux chercheuses se sont aussi intéressées à la correspondance de Nancy Astor, première femme députée britannique, née en 1879. Celle-ci éclaire notamment les conditions du travail des femmes dans les années trente à quarante. Enfin, Alice Savoie et Fiona Ross ont mené des entretiens avec des femmes qui ont été employées de Monotype ou Linotype dans les années soixante à quatre-vingt-dix, pour mieux comprendre leurs parcours et les différents aspects de leur travail. Mais au cours des entretiens, la vision du travail des femmes des chercheuses peut différer de celle des enquêtées pour qui élever un enfant n’était pas compatible avec le fait de faire carrière. Faire carrière, mais à quel prix ? Celui d’assumer à la fois un poste rémunéré et la charge d’éducation des enfants, travail gratuit et invisibilisé. “Ces discussions-là posent la question du statut des femmes et nous a fait nous rendre compte qu’il ne fallait pas tout regarder de notre prisme à nous” précise Alice Savoie.

Women-in-type.com : donner à voir la recherche en design par le design
Pour rendre cette recherche accessible à un public plus large, Alice Savoie a créé le site internet women-in-type.com au design pensé par Mathieu Triay. “Comment donne-t-on à voir la recherche en design ? Et comment cela passe-t-il aussi par une forme de pratique du design ? Créer ce site, c’était une manière d’éprouver cette question-là” précise-t-elle. Alice Savoie a imaginé des formats courts et accessibles avec une large place donnée aux images. L’on entre ainsi dans la recherche comme si l’on découvrait, une par une et pour la première fois, les photographies dans une archive. Les deux polices de caractères utilisées, Gig de Franziska Weitgruber et Grotesque 6 d’Émilie Rigaud, ont été créées par des femmes. Une liste de lectures permet de découvrir les grandes références en sociologie du travail des femmes et en histoire du design, comme les historiennes du design Martha Scotford et Cheryl Buckley. Une façon d’aller plus loin dans la manière dont on comprend les processus de création, ainsi que les rapports socio-économiques et de genre qui les sous-tendent.







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